Alors que les Allemands renouvèleront ce dimanche les 630 sièges du Bundestag, consécutivement à une crise politique ayant conduit à la mise en minorité du gouvernement du chancelier fédéral Olaf Scholz, la France quant à elle, fait face à une situation inédite sous la Vème République avec l’absence de majorité stable à l’Assemblée nationale.
Dans une période marquée par le retour de la brutalité comme norme de négociation dans les relations internationales, et les volontés d’hégémonie impériale de la Russie, de la Chine, et désormais – même si dans une moindre mesure – des Etats-Unis, la situation d’inertie des deux acteurs du couple franco-allemand, pilier essentiel du poids et du rayonnement de l’Union européenne sur la scène mondiale, a de quoi interroger.
Notre partenaire outre-rhin Sebastian Hass, conseiller spécial aux affaires franco-allemandes au sein de Miller & Meier consulting et fondateur du cabinet berlinparis.eu, par ailleurs ancien chef de cabinet d’Angela Merkel, et François Massardier, président fondateur du cabinet CALIF, se sont ainsi livrés à une interview croisée pour analyser cette situation. Si les deux analystes du jour partagent l’idée selon laquelle les relations franco-allemandes sont quasiment aujourd’hui au point mort, ils se montrent également optimistes quant à la possibilité de voir émerger de nouvelles figures ayant conscience de l’importance de la coopération franco-allemande pour le retour de l’Europe au premier plan.
Nous sommes à seulement quelques jours des élections législatives anticipées en Allemagne, après l’effondrement du gouvernement « Ampel » dirigé par Olaf Scholz, en novembre dernier. En France également, la situation gouvernementale est fragile, et la situation politique dans les deux pays inquiète au niveau européen. Sandra Weeser, députée du parti libéral allemand et membre de l’Assemblée parlementaire franco-allemande, indiquait même récemment que cette période d’incertitude risquait d’aggraver la coopération franco-allemande. Partagez-vous cette crainte ?
Sebastian Hass (SH) : Il est évident que les relations franco-allemandes sont actuellement plus faibles qu’elles ne l’ont été depuis longtemps. Olaf Scholz et Emmanuel Macron n’ont pas réussi à établir une relation personnelle solide, pourtant essentielle à une bonne entente entre les deux pays. L’histoire a montré que cette connexion personnelle est possible, même entre dirigeants de camps politiques différents – on pense notamment à Helmut Kohl et François Mitterrand, ou à Gerhard Schröder et Jacques Chirac. La crise politique actuelle dans chacun des deux pays, combinée à l’urgence de questions pressantes comme la guerre en Ukraine, complique encore davantage la possibilité d’un dialogue approfondi.
François Massardier (FM) : Le 22 janvier dernier, à l’occasion du 62e anniversaire du traité de l’Elysée, Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont tenté d’afficher leur unité, deux jours après l’investiture de Donald Trump qui promet de bouleverser les relations entre les Etats-Unis et l’Europe. Mais ni les déclarations du premier sur la « solidité » des liens entre Paris et Berlin, ni celles du second, pour qui « l’Europe a besoin du couple franco-allemand » n’ont dissipé la froideur des relations entre les deux premières puissances européennes, tant les divergences existent et se sont faites ressentir ces dernières années.
Que ce soit sur l’énergie, la compétitivité et même la défense, les positions de Paris et Berlin semblent aujourd’hui trop éloignées pour pouvoir imaginer la remise en route du moteur de la construction européenne, du moins à court termes.
Par ailleurs, le bilan d’Emmanuel Macron en termes de finances publiques, et la situation économique allemande semblent aujourd’hui condamner nos deux pays à une forme d’attentisme et d’inertie, aucune des deux chancelleries ne semblant se sentir plus légitime que l’autre pour (re)prendre le leadership de la coopération.
A moins que les négociations à venir sur l’Ukraine permettent de dessiner (enfin !) une voie commune face aux aspirations d’hégémonie de Vladimir Poutine et de Donald Trump…
Croyez-vous qu’un changement de gouvernement en Allemagne pourrait ouvrir de nouvelles perspectives pour les relations franco-allemandes ?
SH : Un changement à la tête du gouvernement allemand peut s’avérer une opportunité. Selon les derniers sondages, Friedrich Merz, le candidat des chrétiens-démocrates, a les meilleures chances de diriger le prochain gouvernement. Bien que nous ne sachions pas encore quelle sera sa composition exacte, il est certain que ce gouvernement émanera du centre pro-européen et démocratique du Parlement. Merz est un politicien expérimenté en matière de politique étrangère : il a siégé au Parlement européen, a récemment effectué plusieurs visites à Paris – y compris pour échanger avec le président de la République – et il est parfaitement conscient de l’importance de la coopération franco-allemande pour le bon fonctionnement de l’Europe.
FM : C’est une évidence d’autant que comme l’a rappelé Sebastian à l’instant, Friedrich Merz est un francophile (une partie de son ascendance est huguenote française). Par ailleurs, plusieurs axes de son programme peuvent faire écho aux ambitions d’Emmanuel Macron qui pourrait y trouver un partenaire au niveau européen, que ce soit sur l’immigration ou la préparation de l’Europe à une ère de conflits. Enfin, n’oublions pas qu’il était un fervent opposant à Angela Merkel sur le nucléaire, point d’achoppement majeur entre nos deux pays depuis plusieurs années.
L’investiture de Donald Trump comme 49ème président des États-Unis le mois dernier a fait couler beaucoup d’encre de part et d’autre du Rhin. Quelles sont les craintes et les espoirs à Berlin et à Paris concernant le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche ?
SH : C’est un mélange d’espoir et d’inquiétude. Contrairement à la France, la relation transatlantique est considérée en Allemagne comme une pierre angulaire de notre raison d’État. En tant que nation économiquement tournée vers l’exportation, l’Allemagne craint naturellement les politiques protectionnistes ou douanières qu’une nouvelle administration Trump pourrait imposer. Mais il existe aussi un certain espoir que Trump, avec son approche imprévisible, puisse jouer un rôle décisif dans la résolution du conflit en Ukraine, qui nous préoccupe beaucoup en Allemagne. Toutefois, il reste à voir si cet espoir mènera à des résultats positifs ou négatifs.
FM : Premièrement, et comme le relevait très justement mon ami Christophe Parisot, ambassadeur de France au Danemark, il faut cesser de prendre Donald Trump pour un « fou ».
En revanche, il est nécessaire d’appréhender le retour de ce dernier à la Maison Blanche comme un nouveau facteur d’instabilité chronique pour le monde dans les prochaines années. A titre personnel, et en tant qu’européen convaincu, je considère qu’il s’agit d’une nouvelle opportunité pour l’Europe de prendre son destin en main et d’arrêter d’être dépendant militairement, énergétiquement et même commercialement de l’Oncle Sam.
En 2016, nous avions fait face à l’impensable. Près de 10 ans après, nous sommes quasiment de nouveau dans la même situation de surprise. N’avons-nous rien appris ?
Les promesses de guerre commerciale, la volonté de négocier la paix en Ukraine sur le dos des Européens, la remise en cause de l’intégrité territoriale de pays membres de l’UE etc. sont autant d’éléments qui doivent nous conduire à bâtir une union économique, politique et militaire forte et stable. Ceci, au risque de voir l’Europe disparaître de l’Histoire au cours de ce XXIème siècle face aux Trois Empires (Chine, Russie et Etats-Unis).
Pensez-vous que la situation française pourrait influencer le débat allemand sur l’assouplissement du « frein à la dette » ?
SH : Il existe une différence culturelle fondamentale entre l’Allemagne et la France sur cette question. En Allemagne, faire des dettes est traditionnellement perçu comme une erreur, tandis qu’en France, c’est souvent vu comme une nécessité. Cela dit, en Allemagne, il y a un consensus croissant sur le fait que le mécanisme du « frein à la dette » doit être réformé. De nombreux investissements d’avenir – qu’il s’agisse de la modernisation de l’armée ou de la rénovation urgente des infrastructures – ne peuvent plus être financés par les seuls budgets courants. Cependant, les dettes restent impopulaires en Allemagne, et les ministres des Finances allemands, quelle que soit leur appartenance politique, ont tendance à se comporter comme des gardiens d’une stricte discipline budgétaire.
La France a peu d’expérience des coalitions contrairement à l’Allemagne, raison pour laquelle la chute du gouvernement Barnier est moins une surprise qu’un problème. Serait-il temps pour la France de changer de République et de s’inspirer du modèle allemand ? Une révision constitutionnelle visant à remplacer la « motion de censure » française par la « motion de défiance constructive » allemande serait-elle une bonne idée ?
SH : Il est vrai qu’en Allemagne, un chancelier et son gouvernement ne peuvent pas être renversés par une simple majorité parlementaire. Les rédacteurs de la Constitution allemande de 1949, après les expériences traumatisantes de la République de Weimar et la montée en puissance d’Hitler, ont volontairement exclu cette possibilité. Pour renverser un chancelier, le Parlement doit élire un nouveau chancelier. À ce stade, les convergences entre Mme Le Pen et M. Mélenchon seraient probablement épuisées… Mais cela ne fait pas du système allemand une solution miracle pour assurer la stabilité politique. Les deux systèmes politiques sont très différents : le modèle allemand est parlementaire, tandis que le modèle français est semi-présidentiel. L’Allemagne est fédérale, tandis que la France est centralisée. Pourtant, les deux pays traversent actuellement des périodes d’instabilité politique inédites. Un chancelier sans majorité parlementaire ou gouvernementale – c’est une situation que l’Allemagne n’a jamais connue auparavant.
FM : Pour rappel, les institutions de la Vème République ont été bâties dans un esprit visant précisément à éviter l’instabilité chronique de la IVème. Par ailleurs, la réforme sur le quinquennat alignant le mandat présidentiel sur celui de l’Assemblée nationale participait de cette même logique en permettant au Président de la République nouvellement élu de disposer d’une majorité à la Chambre basse. La situation que nous vivons aujourd’hui est donc moins le fait des institutions que de l’éclatement du paysage politique national avec désormais 3 blocs sensiblement équitables en nombre de sièges à l’Assemblée : un bloc de droite radicale, un bloc central – allant du centre gauche au centre droit / droite républicaine – et un bloc de gauche / gauche radicale. Par ailleurs, notre histoire et notre culture politique font que nous n’avons pas la même expérience du compromis. Néanmoins, la 16ème législature (2022-2024) avec une majorité relative pour le camp présidentiel, a montré qu’il était possible en France de bâtir des majorités au cas par cas, selon les textes.
Il y a donc un apprentissage en cours comme on peut également le voir sur certains textes dans le cadre de cette nouvelle législature.
Outre la crise politique, la France connaît également une crise agricole sur fond d’accord entre l’UE et les pays du Mercosur. Sur ce point, Paris et Berlin ont des visions diamétralement opposées. Est-ce qu’il s’agit de divergences irréconciliables pour le couple franco-allemand ?
SH : En Allemagne, l’accord UE-Mercosur ne suscite pas beaucoup de débats publics. Bien au contraire : pour l’Allemagne, en tant que nation tournée vers l’exportation, la promotion d’un commerce ouvert et basé sur des règles est dans son intérêt stratégique. Par conséquent, la conclusion de l’accord avec les pays du Mercosur et la modernisation de l’accord avec le Mexique sont perçues comme des démarches positives par les principales forces politiques. Les critiques viennent uniquement de l’extrême droite (« un coup bas »), de l’extrême gauche (« un paquet néolibéral désastreux ») et des syndicats agricoles. Paris ne peut donc pas s’attendre à un soutien particulier de Berlin dans sa lutte contre cet accord.
FM : Je ne dirai pas que ces divergences sont irréconciliables mais il est certain qu’il s’agit d’une nouvelle pierre dans le jardin des relations franco-allemandes. Si l’accord avec les pays du Mercosur est une bonne nouvelle pour l’industrie allemande en panne de débouchés – c’est d’ailleurs tout le sens de la position d’Olaf Scholz sur ce sujet -, c’est moins le cas pour les agriculteurs. D’ailleurs l’Association des agriculteurs allemands (DBV) a indiqué à l’automne qu’il était « urgent de renégocier » cet accord, dont il faut rappeler que l’Allemagne était réticente sous Angela Merkel. De France, nous avons donc l’impression que la position de l’Allemagne est avant tout dictée par le pragmatisme économique plutôt que par une conception idéologique de l’agriculture. A contrario, en tant que vieille nation agricole – il est coutume de dire qu’en France, il faut remonter à 2 ou 3 générations pour se trouver un aïeul agriculteur – notre pays voit cet accord comme une remise en cause de notre modèle agro-alimentaire. A titre d’exemple, le dernier baromètre CALIF « Les Français, l’agriculture et l’alimentation » souligne que la gastronomie est la première caractéristique qui définit la France à l’étranger, tandis que plus de 9 Français sur 10 affirment que l’alimentation est une composante essentielle de notre mode de vie. On voit donc bien que ces approches sont ici culturellement différentes.
La « force » du modèle politique allemand repose en partie sur les larges compétences dont bénéficient les Länder. En France, les lois MAPTAM et NOTRe ont renforcé les collectivités sans pour autant remettre en cause la conception jacobine du pouvoir. Doit-on aller plus loin en France sur la décentralisation et la déconcentration ?
SH : Le fédéralisme allemand présente des avantages considérables, notamment en matière de politique économique. Les Länder peuvent développer des programmes de soutien et des stratégies spécifiques adaptés aux besoins régionaux. Cela crée une concurrence entre les régions, ce qui stimule l’innovation et pousse les Länder à offrir des conditions attractives aux entreprises et aux investisseurs. De plus, les processus décisionnels se rapprochent des acteurs économiques locaux, comme les entreprises et les chambres de commerce, ce qui augmente leur efficacité.
FM : Il ne s’agit pas d’aller plus loin dans la décentralisation et la déconcentration mais plutôt d’aller vers plus de rationalisation. Les lois MAPTAM et NOTRe ont été inspirées pour partie du fonctionnement institutionnel et territorial allemand en faisant l’économie des coupes budgétaires inhérentes à ce type de réforme. Il en ressort qu’au lieu de dégager des économies, ces réformes ont au contraire engendré une augmentation des dépenses. Sans pour autant trancher définitivement certaines compétences.
Néanmoins, force est de constater que les « nouvelles » grandes Régions françaises s’imposent de plus en plus. Cela est lié à 3 facteurs : d’abord la personnalité des présidents de Régions. Laurent Wauquiez (AURA), Carole Delga (Occitanie), Xavier Bertrand (Hauts-de-France) et Valérie Pécresse (Ile-de-France) pour ne citer qu’eux, ont été ministres et ont eu ou ont toujours des ambitions présidentielles. Leur lien direct avec l’Union européenne ensuite, que ce soit via l’attribution des fonds structurels européens (FEDER, FEADER etc.), leur participation au Comité européen des régions ou encore leur représentation dans une démarche de lobbying à Bruxelles. Leur rayonnement enfin, notamment en ce qui concerne l’organisation d’évènement de portée internationale comme la célébration des 80 ans du débarquement pour la Normandie.
A titre d’exemple, Renaud Muselier (PACA) et Laurent Wauquiez (AURA) ont eu un rôle conséquent dans l’attribution des Jeux olympiques d’hiver 2030 aux Alpes françaises.
En conclusion, et pour paraphraser Valéry Giscard d’Estaing, il s’agit surtout aujourd’hui de mieux « aménager la France sans la morceler ».
Crédits image : @Baudeau / Felix Faller